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À quai

 

 

— Que je déteste cet endroit, lâcha Robillard, le magicien, vêtu de sa robe.

Il parlait au capitaine Deudermont, de l’Esprit follet de la mer, alors que la goélette à trois mâts contournait une longue digue et se présentait en vue du port de Luskan, ville située au nord du continent.

Deudermont, majestueux personnage de grande taille qui se comportait comme un seigneur, prisant calme et réflexion, répondit d’un vague hochement de la tête à la déclaration du magicien, qu’il avait déjà entendue à de nombreuses reprises. Il observa les bâtiments de la cité et remarqua la structure atypique de la Tour des Arcanes, qui abritait la célèbre guilde des magiciens de Luskan. Le capitaine n’ignorait pas que ce bâtiment était à l’origine de l’attitude railleuse de Robillard concernant ce port, même si ce dernier ne s’était guère étendu dans ses explications, se contentant de lâcher quelques remarques isolées au sujet des « idiots » qui géraient la Tour des Arcanes et de leur incapacité à faire la différence entre un véritable maître magicien et un illusionniste intrigant. Deudermont soupçonnait Robillard de s’être autrefois vu refuser l’entrée dans la guilde.

— Pourquoi Luskan ? se plaignit le magicien du vaisseau. Eauprofonde ne nous aurait-elle pas mieux convenu ? Aucun port de la côte des Épées ne soutient la comparaison avec Eauprofonde quant aux équipements de réparation.

— Luskan était plus proche, lui rappela Deudermont.

— De deux jours, pas plus.

— Si nous avions dû essuyer une tempête au cours de ces deux jours, la coque endommagée aurait pu se briser en deux et nos cadavres auraient nourri les crabes et les poissons. Prendre un tel risque pour ménager l’orgueil d’un homme aurait été stupide.

Robillard, qui s’apprêtait à répondre, saisit le sens des derniers mots du capitaine avant de se ridiculiser davantage.

— Les pirates nous auraient eus si je n’avais pas parfaitement synchronisé l’explosion, marmonna-t-il, les sourcils froncés et après avoir pris quelques instants pour se calmer.

Deudermont devait au moins lui reconnaître cela. La contribution de Robillard à la dernière traque de pirates avait tout simplement été spectaculaire. Plusieurs années auparavant, l’Esprit follet de la mer – le nouveau, plus gros, plus rapide et plus résistant Esprit follet de la mer – avait été élevé par les seigneurs d’Eauprofonde au rang de traqueur de pirates. Aucun bâtiment ne s’était montré aussi efficace à cette tâche, à tel point que lorsque la vigie avait signalé la présence de deux navires pirates dans les eaux du nord de la côte des Épées, si près de Luskan, Deudermont avait eu du mal à y croire. La seule réputation de la goélette avait en effet suffi à faire régner le calme dans cette zone durant de nombreux mois.

Ces navires pirates, en réalité venus se venger et non s’emparer d’une proie facile comme un vaisseau marchand, étaient bien préparés au combat, chacun armé d’une petite catapulte, d’un bon contingent d’archers et de deux magiciens. Malgré cela, leurs plans avaient été déjoués par l’habile Deudermont et son équipage expérimenté, tandis que leurs enchantements avaient été contrés par le puissant Robillard, qui lançait ses redoutables dweomers lors de combats navals depuis une bonne décennie. L’une de ses illusions avait donné à l’Esprit follet de la mer l’apparence d’un navire détruit, le grand mât abattu sur le pont, avec des dizaines de marins morts sur le bastingage. Tels des loups affamés, les pirates avaient décrit des cercles, de plus en plus resserrés, puis s’étaient approchés, l’un par bâbord et l’autre par tribord, afin d’achever la goélette blessée.

En réalité, l’Esprit follet de la mer n’avait absolument pas été touché, Robillard ayant repoussé les assauts magiques de ses collègues ennemis. Les tirs des petites catapultes pirates n’avaient eu que peu d’effet sur la coque renforcée du navire.

Les archers de Deudermont, tous brillants dans leur domaine, avaient alors harcelé les vaisseaux qui approchaient, après quoi la goélette avait hissé ses voiles avec précision pour littéralement bondir et filer entre les pirates stupéfaits.

Robillard avait ensuite lâché un voile de silence sur les agresseurs, empêchant ainsi leurs magiciens de jeter le moindre sort défensif, puis il avait fait éclater trois boules de feu – « Boum ! Boum ! Boum ! » – à la suite, une sur chaque navire et une dernière entre eux. S’était ensuivi un tir de barrage classique de la part des catapultes et autres armes balistiques. Les tireurs de l’Esprit follet de la mer avaient répondu en lançant des chaînes, de façon à détruire plus encore les voiles et gréements, ainsi que des boules de poix pour attiser les flammes.

Démâtés, dérivant et en feu, les deux vaisseaux pirates n’avaient pas tardé à sombrer. Les incendies avaient été si violents que Deudermont et ses hommes n’avaient pu secourir que quelques rares survivants dans l’océan glacé.

L’Esprit follet de la mer ne s’en était toutefois pas sorti indemne ; il ne progressait désormais que grâce à une unique voile. Pis encore, il déplorait une fissure d’une taille inquiétante juste au-dessus de la ligne de flottaison. Deudermont devait maintenir près d’un tiers de son équipage à écoper, ce qui expliquait qu’il ait pris la direction du port le plus proche, à savoir Luskan.

Cette décision lui convenait à merveille car il préférait Luskan au port nettement plus étendu d’Eauprofonde. En effet, si son financement lui parvenait de cette ville, située plus au sud, et qu’il était le bienvenu à dîner chez n’importe quel seigneur de la cité des Splendeurs, Luskan était un endroit plus accueillant pour ses marins, plus ordinaires, des hommes dépourvus de l’allure, des manières ou des prétentions nécessaires pour s’asseoir à la table de ces nobles.

À l’image d’Eauprofonde, Luskan avait ses classes définies, cependant le dernier échelon de l’échelle sociale de Luskan était tout de même un peu plus élevé que ce qu’on trouvait à Eauprofonde.

Des saluts enthousiastes se firent entendre de chaque quai quand ils approchèrent de la cité, tant l’Esprit follet de la mer était ici renommé et respecté. Les honnêtes pêcheurs et marchands de Luskan et de l’ensemble des rives nord de la côte des Épées reconnaissaient depuis longtemps et à sa juste valeur le travail du capitaine Deudermont et de sa rapide goélette.

— Je dirais que c’est un bon choix, dit le capitaine.

— La nourriture, les femmes et les divertissements sont meilleurs à Eauprofonde, rétorqua Robillard.

— Contrairement aux magiciens, ne put s’empêcher d’ajouter Deudermont. La Tour des Arcanes figure certainement parmi les guildes de mages les plus respectées de l’ensemble des Royaumes.

Robillard poussa un grognement et quelques jurons avant de s’éloigner d’une façon peu discrète.

Deudermont ne se retourna pas pour le regarder partir mais le martèlement de ses bottes aux épaisses semelles ne lui échappa pas.

 

* * *

 

— Juste une fois, alors, roucoula la jeune femme, ses cheveux blonds sales emmêlés dans une main et en faisant mine de bouder. Vite fait, pour me donner des sensations fortes avant une nuit à servir les clients.

L’immense barbare se passa la langue sur les dents et sa bouche lui parut emplie d’un tissu crasseux. Après son travail de nuit à l’auberge du Coutelas, il était retourné aux quais avec Morik pour profiter d’une soirée placée sous le signe de l’ivresse. Comme d’habitude, les deux amis y étaient restés jusqu’à l’aube, puis Wulfgar s’était traîné jusqu’au Coutelas, qui lui servait à la fois de domicile et de lieu de travail, et s’était directement effondré sur son lit.

C’est alors que cette femme, Delly Curtie, serveuse à l’auberge et son amante ces derniers mois, était venue le trouver. Il l’avait jusqu’à récemment considérée comme une agréable distraction, voire comme une amie qui tenait à lui. Delly s’était occupée de Wulfgar lors de ses premiers jours, difficiles, passés à Luskan. Elle avait pourvu à ses besoins, émotionnels comme physiques, sans poser de question ni porter de jugement, sans rien lui demander en retour. Toutefois, cette relation avait évolué ces derniers temps, de façon plutôt brutale. À présent qu’il était plus confortablement installé dans sa nouvelle vie, une vie presque entièrement consacrée à repousser les souffrances endurées au cours des années passées avec Errtu, Wulfgar en était arrivé à voir Delly Curtie différemment.

D’un point de vue émotionnel, c’était une enfant, une fillette en manque d’affection. Wulfgar, qui avait largement dépassé la vingtaine et était son aîné de plusieurs années, était soudain devenu l’adulte dans leur relation ; les besoins de Delly commençaient à faire de l’ombre aux siens.

— Oh ! Tu peux bien me consacrer quelques instants, mon Wulfgar, dit-elle, s’approchant, avant de lui caresser la joue.

Wulfgar lui attrapa le poignet et repoussa sa main, doucement mais fermement.

— La nuit a été longue, répondit-il. Je comptais me reposer encore un peu avant de prendre mon service pour Arumn.

— J’ai envie de toi…

— Je dois me reposer, répéta Wulfgar, insistant sur chaque mot.

Delly s’écarta, sa moue séductrice soudain changée en un air froid et indifférent.

— Comme tu voudras, alors, lâcha-t-elle, agressive. Tu te crois peut-être le seul à vouloir partager mon lit ?

Wulfgar ne se donna pas la peine de répondre à cela. La seule explication qu’il aurait pu lui fournir aurait été de lui révéler qu’il ne s’en souciait pas vraiment, que tout cela – ses beuveries et ses bagarres – n’était pour lui qu’une façon de se cacher et rien de plus. En vérité, Wulfgar appréciait et respectait Delly, qu’il considérait comme une amie – c’est en tout cas ainsi qu’il l’aurait vue s’il s’était sincèrement cru capable de susciter de l’amitié – et qu’il ne voulait pas blesser.

Debout dans la chambre de Wulfgar, Delly se mit à trembler, hésitante, puis, brutalement, se sentant comme nue dans sa robe légère, elle se couvrit de ses bras et regagna en courant le couloir, d’où elle se précipita dans sa chambre, dont elle fit claquer la porte.

Wulfgar ferma les yeux et secoua la tête. Il eut un léger rire, triste et impuissant, quand il entendit la porte de la chambre de Delly s’ouvrir de nouveau et des bruits de pas de course dans le couloir, en direction de la porte qui donnait sur l’extérieur. Quand celle-ci fut également claquée, Wulfgar devina que ce vacarme lui avait été destiné ; Delly voulait lui faire comprendre qu’elle allait se consoler dans les bras d’un autre.

Il n’échappait pas au barbare que cette jeune femme était compliquée, qu’elle subissait des troubles émotionnels peut-être encore plus violents que les siens, si c’était possible. Il se demanda comment les choses avaient pu dériver à ce point entre eux ; leur relation avait dans un premier temps été si simple, si franche : deux êtres ayant besoin l’un de l’autre. La situation était cependant récemment devenue plus complexe, car les besoins n’étaient plus les mêmes : c’étaient désormais des béquilles émotionnelles que Delly recherchait. Elle voulait que Wulfgar s’occupe d’elle, la protège, lui dise qu’elle était belle, mais le colosse était conscient de ne pas même être capable de s’occuper de lui-même, encore moins de quelqu’un d’autre. Delly avait besoin que Wulfgar l’aime, et pourtant, il n’avait pas d’amour à offrir. Il n’existait pour lui que souffrance et haine, que des souvenirs du démon Errtu et de la prison des Abysses, où il avait été torturé six longues années durant.

Wulfgar soupira et se frotta les yeux afin d’en chasser le sommeil, puis il tendit le bras vers une bouteille, qu’il découvrit vide. Avec un grondement de frustration, il la jeta de l’autre côté de la pièce, où elle explosa contre un mur. Il imagina, juste une seconde, qu’il l’avait brisée sur le visage de Delly Curtie. Cette vision le fit tressaillir, sans pour autant le surprendre. Il se demanda vaguement si Delly ne l’avait pas volontairement poussé à bout. Peut-être cette femme n’était-elle pas une innocente enfant mais plutôt une chasseuse rusée. Avait-elle eu pour projet, quand elle était pour la première fois venue à lui afin de lui offrir du réconfort, de se servir de ses faiblesses pour le faire tomber dans un piège ? Le pousser à l’épouser, peut-être ? Le sauver pour qu’il puisse un jour la tirer de cette misérable existence de serveuse dans cette auberge ?

Wulfgar se rendit compte que les jointures de ses doigts étaient devenues blanches, tant il serrait les poings. Il ouvrit les mains et prit plusieurs profondes et apaisantes inspirations. Après un nouveau soupir, il se pourlécha encore ses dents sales, se leva et étira son immense carcasse de près de deux mètres dix. Il se rendit alors compte, comme c’était le cas presque chaque après-midi quand il procédait à ce rituel, que ses muscles massifs et ses os étaient plus douloureux qu’à l’accoutumée ce jour-là. Il observa ses bras et, s’ils étaient encore plus épais et musclés que ceux de l’immense majorité de ses semblables, il crut y déceler une certaine mollesse, comme si sa peau s’était un peu trop détendue.

Comme sa vie était différente aujourd’hui, comparée à ce qu’il avait connu lors de ses premières années au Valbise, quand il passait ses journées avec Bruenor, son père adoptif nain, à marteler et soulever d’énormes pierres, ou quand il partait chasser, par jeu ou à la poursuite de géants, avec Drizzt, son ami guerrier, courant et combattant du matin jusqu’au soir.

Ces longues heures étaient alors encore plus épuisantes que ce qu’il connaissait aujourd’hui, leur impact physique plus violent encore, cependant ce fardeau n’était en ce temps que physique et n’avait rien d’émotionnel. À cette époque et en ce lieu, il ne ressentait aucune douleur.

La noirceur qui avait envahi son cœur, cette atroce souffrance, était à l’origine de tout.

Il essaya de penser à ces années perdues, quand il travaillait et se battait aux côtés de Bruenor et Drizzt ou quand il passait ses journées à courir sur les pentes balayées par le vent du Cairn de Kelvin, cette montagne isolée du Valbise, lancé à la poursuite de Catti-Brie…

Le simple fait de penser à cette femme l’arrêta net et fit fondre sur lui une sensation de vide, un vide dans lequel des images d’Errtu et de ses créatures s’infiltrèrent inévitablement. L’un de ces êtres, un ignoble succube, avait un jour pris l’apparence de Catti-Brie, reproduction parfaite. Errtu avait ensuite fait croire à Wulfgar qu’il avait réussi à piéger son amie, condamnée à endurer pour l’éternité les mêmes sévices que lui, et à cause de lui.

Errtu avait fait venir le succube, Catti-Brie, sous les yeux horrifiés de Wulfgar et avait démembré sa prisonnière, avant de la dévorer en une orgie sanguinolente.

Le souffle court, Wulfgar lutta pour penser à Catti-Brie, à l’authentique Catti-Brie. Il l’avait aimée. Elle était peut-être la seule femme qu’il eût jamais aimée ; hélas il l’avait perdue, pour toujours, il en était persuadé. Malgré le fait qu’il lui était possible de se rendre à Dix-Cités, au Valbise, et de la retrouver, le lien qui les avait unis avait été brisé, tranché net par les profondes blessures dues à Errtu et à la réaction de Wulfgar à ces agressions.

Les ombres allongées qui traversaient la fenêtre révélèrent au barbare que le jour touchait à sa fin et que l’heure de son travail, videur chez Arumn Gardpeck, allait bientôt sonner. Le géant épuisé n’avait toutefois pas menti à Delly quand il avait déclaré avoir encore besoin de se reposer, aussi se laissa-t-il tomber sur son lit pour aussitôt sombrer dans un profond sommeil.

Une nuit épaisse s’était abattue sur Luskan quand Wulfgar fit son entrée, la démarche hésitante, dans la grande salle bondée du Coutelas.

— Encore en retard, ce qui n’étonnera personne ! fit remarquer au patron un homme aux yeux de fouine nommé Josi Petitemares, habitué de l’auberge et ami d’Arumn Gardpeck, quand ils virent tous deux Wulfgar se présenter. Ce gars travaille de moins en moins et vide ta cave.

Arumn Gardpeck, un homme aimable mais sévère et pragmatique, eut envie de répondre comme de coutume, à savoir en suggérant à Josi de la fermer, néanmoins les propos de ce dernier étaient difficiles à réfuter. Voir Wulfgar ainsi sombrer faisait de la peine à Arumn, qui s’était lié d’amitié avec le barbare quelques mois auparavant, quand celui-ci était arrivé à Luskan. Il s’était tout d’abord intéressé à Wulfgar en raison des évidentes qualités physiques du jeune homme – un si puissant guerrier pouvait s’avérer une aubaine pour une auberge située dans ce rude quartier de cette cité à l’âme bagarreuse. Après sa première conversation avec ce nouveau venu, Arumn avait compris que ce qu’il éprouvait pour Wulfgar allait au-delà de toute ambition professionnelle. Il appréciait vraiment cet homme.

Josi ne perdait jamais une occasion de rappeler à Arumn les pièges potentiels et le fait que, tôt ou tard, les videurs les plus costauds finissaient par nourrir les rats dans les caniveaux.

— Tu t’imagines que le soleil vient juste de plonger dans l’eau ? lança Josi à Wulfgar, alors que celui-ci poursuivait son chemin en bâillant.

Le barbare s’immobilisa et se tourna lentement vers le petit homme, à qui il jeta un regard furieux.

— La moitié de la nuit est écoulée, reprit Josi, abandonnant soudain son ton accusateur pour une conversation plus banale. Mais j’ai surveillé les clients en t’attendant. J’ai failli intervenir pour briser l’élan d’un ou deux bagarreurs.

— Tu ne serais même pas capable de briser une vitre avec une massue, lâcha Wulfgar, le regard sceptique, avant d’être surpris par un long bâillement.

Josi, toujours aussi lâche, accueillit cette insulte en hochant la tête et avec un sourire d’autodérision.

— Tout de même, nous avons convenu de tes horaires de travail, rappela Arumn, sérieux.

— Ainsi que de tes besoins réels, ajouta Wulfgar. Tu as toi-même dit que mon rôle ne se justifiait que plus tard dans la nuit, les ennuis ne se déclarant que rarement de bonne heure. Même si je dois prendre mon poste au coucher du soleil, tu m’as expliqué qu’on n’avait besoin de moi que bien plus tard.

— C’est vrai, convint Arumn, ce qui arracha un grognement à Josi, lequel rêvait de voir le géant – dont il était convaincu qu’il l’avait remplacé en tant que meilleur ami d’Arumn – sévèrement réprimandé. Mais la situation a évolué. Tu t’es bâti une réputation et tu comptes désormais de nombreux ennemis, qui ne manquent pas de remarquer que tu nous rejoins chaque soir en retard. J’ai peur qu’un de ces soirs tu te présentes ici au milieu de la nuit pour nous trouver tous assassinés.

Peu convaincu, Wulfgar fit demi-tour, lâchant au passage un geste de dédain de la main.

— Wulfgar, le rappela Arumn avec fermeté. (Le barbare se retourna, la mine renfrognée.) Il manquait trois bouteilles la nuit dernière.

Le patron de l’auberge s’était cette fois exprimé calmement, sur un ton qui laissait clairement transparaître son inquiétude.

— Tu m’as promis de me laisser boire autant que je le voulais, répondit Wulfgar.

— Toi, oui, mais pas ton filou d’ami qui rôde dans les parages.

L’assistance écarquilla les yeux sur ces mots ; peu de tenanciers de Luskan auraient osé qualifier de façon aussi audacieuse le dangereux Morik le Rogue.

Wulfgar baissa les yeux et secoua la tête en gloussant.

— Mon brave Arumn, préférerais-tu dire toi-même à Morik qu’il n’est pas le bienvenu chez toi ?

Arumn plissa les yeux et Wulfgar lui rendit, un bref instant, son regard furieux.

C’est alors que Delly Curtie entra dans la salle, les yeux rouges et encore embués de larmes. Wulfgar l’observa et ressentit une pointe de culpabilité, ce qu’il ne comptait toutefois pas reconnaître en public. Il se retourna donc et prit son service, menaçant un ivrogne de plus en plus bruyant.

— Il se sert d’elle comme d’un objet, commenta Josi Petitemares à l’adresse d’Arumn, qui poussa un soupir de frustration.

S’il en était venu à apprécier Wulfgar, le patron de l’auberge se lassait de plus en plus de son comportement agressif. Delly étant depuis deux ans comme une fille pour Arumn, il était évident que les deux hommes finiraient par s’opposer si le barbare jouait avec elle sans tenir compte des sentiments de la jeune femme.

Son regard passa de Delly à Wulfgar juste à temps pour le voir soulever le client agité par la gorge, le tirer jusqu’à la porte et le jeter sans ménagement dans la rue.

— Ce type n’avait rien fait, assura Josi. Si ton videur continue comme ça, tu n’auras plus un seul client.

Arumn ne réagit que par un soupir.

 

* * *

 

Installés dans le coin opposé de la salle, trois hommes observaient eux aussi les faits et gestes de l’immense barbare avec un intérêt certain.

— C’est impossible, marmonna l’un d’eux, un maigrichon barbu. Le monde n’est pas si petit.

— Je te dis que c’est lui, répondit un autre, assis entre ses deux acolytes. Tu n’étais pas à bord de l’Esprit follet de la mer à l’époque. Je n’oublierai jamais ce type, ce Wulfgar. Il a navigué avec nous d’Eauprofonde à Memnon, puis sur le retour, et on s’est battus avec pas mal de pirates tout du long.

— Ça doit être utile de l’avoir avec soi pour affronter des pirates, fit remarquer Waillan Micanty, le troisième membre du groupe.

— Tu l’as dit ! Pas autant que son compagnon, cela dit. Tu le connais, celui-là ; un type à la peau noire, petit et avec une bonne tête mais plus enragé qu’un sahuagin blessé et plus vif une lame en main – ou même deux ! – que tous ceux que j’ai pu croiser.

— Drizzt Do’Urden ? intervint le premier. Ce grand gaillard a voyagé avec l’elfe drow ?

— Ouaip, répondit le larron du milieu, que ses compères écoutaient désormais avec la plus grande attention.

Un grand sourire lui vint aux lèvres, autant dû à l’intérêt qu’on lui portait soudain qu’aux souvenirs du trajet à rebondissements auquel il avait pris part aux côtés de Wulfgar, Drizzt et de la panthère du drow.

— Et Catti-Brie ? demanda Waillan.

Comme tous les membres de l’équipage de Deudermont, il était tombé amoureux de cette somptueuse et débrouillarde jeune femme peu de temps après que Drizzt et elle se furent joints à eux, il y avait de cela deux ans. Drizzt, Catti-Brie et Guenhwyvar avaient vogué à bord de l’Esprit follet de la mer durant de nombreux mois. Comme il avait été plus facile de chasser les pirates avec ce trio !

— Catti-Brie nous a rejoints au sud de la Porte de Baldur, révéla le marin. Elle était accompagnée d’un nain, Bruenor, le roi de Castelmithral, tous deux juchés sur un chariot volant enflammé. Je n’avais jamais rien vu de tel, je vous le garantis ; ce nain enragé a lancé ce truc droit sur les voiles d’un des vaisseaux pirates qu’on affrontait. Il a coulé ce foutu navire à lui tout seul et il était encore prêt à se battre quand on l’a tiré de l’eau !

— Bah ! Tu racontes n’importe quoi, protesta le maigrichon.

— Non, j’ai déjà entendu cette histoire, répliqua Waillan Micanty. De la bouche du capitaine en personne, et de Drizzt et Catti-Brie.

Ces propos calmèrent le marin dubitatif. Les trois hommes n’ajoutèrent rien durant un moment, les yeux rivés sur le videur.

— Tu es sûr que c’est lui ? C’est bien ce Wulfgar ?

Wulfgar décrocha à cet instant Crocs de l’égide de son dos et le posa contre un mur.

— Oh oui ! D’après ce que je viens de voir, ça ne fait pas le moindre doute. Je n’oublierai jamais un tel marteau. Ce gars est capable de fendre un mât avec cette arme, je vous le jure, et le flanquer dans l’œil d’un pirate, le droit ou le gauche, au choix, à une centaine de pas.

De l’autre côté de la salle, Wulfgar eut une courte altercation avec un client. D’une main vigoureuse, il agrippa le malheureux à hauteur de la gorge et, sans aucun effort, il le hissa de son siège et le laissa ainsi suspendu. Puis il traversa calmement la pièce, jusqu’à la porte, d’où il jeta l’ivrogne dans la rue.

— C’est l’homme le plus fort que j’aie jamais vu, commenta le marin assis entre ses collègues, qui ne cherchèrent pas à le contredire.

Ils vidèrent leurs boissons et observèrent ce spectacle encore un moment avant de quitter Le Coutelas et de se précipiter chez leur capitaine afin de lui faire part de la présence de cet homme.

 

* * *

 

L’air pensif, le capitaine Deudermont se passa les mains sur sa barbe bien taillée, méditant sur le récit que venait de lui rapporter Waillan Micanty. Il lui était très difficile d’admettre ce qu’il venait d’apprendre car cela n’avait pour lui aucun sens. À l’époque où Drizzt et Catti-Brie avaient navigué avec lui, lors de ces merveilleuses premières années de chasse aux pirates le long de la côte des Épées, ils lui avaient parlé de la triste mort de Wulfgar. Cette nouvelle avait alors profondément choqué Deudermont, qui s’était lié d’amitié avec le barbare au cours de ce voyage jusqu’à Memnon, des années auparavant.

Drizzt et Catti-Brie avaient prétendu que Wulfgar était mort et il les avait crus. Et aujourd’hui, l’un de ses hommes les plus dignes de confiance lui assurait que le colosse était bel et bien vivant et qu’il travaillait au Coutelas, une auberge que Deudermont avait lui-même eu l’occasion de fréquenter.

Il songea alors à la première fois qu’il avait rencontré le barbare et Drizzt, aux Bras de la sirène, un établissement d’Eauprofonde. Wulfgar avait évité un combat avec un certain Bungo, bagarreur notoire. Que d’exploits ce géant et ses compagnons avaient-ils ensuite accomplis, du sauvetage de leur ami halfelin, qu’ils avaient tiré des griffes d’un redoutable pacha de Portcalim, jusqu’à la reconquête de Castelmithral pour le compte du clan Marteaudeguerre. Imaginer Wulfgar en voyou d’une taverne miteuse de Luskan semblait grotesque.

D’autant plus que, d’après Drizzt et Catti-Brie, Wulfgar était mort.

Deudermont repensa à son dernier périple en compagnie du couple, quand l’Esprit follet de la mer s’était rendu jusqu’à une île éloignée, isolée en plein océan. Une voyante aveugle avait alors abordé le drow et lui avait soumis une énigme au sujet de quelqu’un qu’il pensait avoir perdu. Il n’avait plus revu Drizzt ni Catti-Brie depuis leur séparation, survenue peu après sur un lac intérieur, sur lequel l’Esprit follet de la mer avait été transporté, rien de moins.

Wulfgar pouvait-il être encore en vie ? Le capitaine Deudermont avait été témoin de trop de choses pour réfuter aussi facilement cette hypothèse.

Néanmoins, il était vraisemblable que ses hommes se soient trompés. Ils n’avaient guère eu l’occasion de rencontrer de barbares du Nord, qui étaient apparemment tous immenses, blonds et costauds. On pouvait ainsi aisément les confondre. Le Coutelas avait sans doute engagé un guerrier barbare comme videur mais ce n’était pas Wulfgar.

Il n’y pensa plus, ayant de nombreux autres devoirs et engagements à respecter dans des demeures et établissements de plus haut rang en ville. Or trois jours plus tard, alors qu’il dînait à la table d’une famille noble de Luskan, on évoqua dans la conversation la mort de l’une des brutes des plus célèbres de la cité.

— La vie est plus tranquille sans Casseur-de-Tronc, dit l’un des invités. Ce voyou était la pire calamité jamais survenue dans notre ville.

— Ce n’était qu’un délinquant, rien de plus, répliqua un autre. Pas si costaud que ça.

— Il était capable d’abattre un cheval lancé au galop en se contentant de le percuter ! insista le premier convive. Je l’ai vu faire !

— Il n’a pourtant pas réussi à prendre le dessus sur le nouveau videur d’Arumn Gardpeck. Quand il a essayé de se mesurer à ce type, notre Casseur-de-Tronc s’est fait jeter du Coutelas, emportant au passage un morceau du cadre de la porte avec lui.

Deudermont dressa l’oreille.

— Oui, c’est vrai, concéda le premier intervenant. Ce gars est imbattable, d’après ce que j’ai entendu. Et ce marteau de guerre ! Jamais je n’ai vu plus belle arme.

N’ayant pas oublié la puissance de Crocs de l’égide, Deudermont manqua de s’étouffer quand le marteau fut évoqué.

— Comment ce garçon s’appelle-t-il ? s’enquit le capitaine.

— Qui ça ?

— Le nouveau videur d’Arumn Gardpeck.

Les deux invités échangèrent un regard et haussèrent les épaules.

— Wolf quelque chose, je crois, répondit le premier.

Quand il quitta cette riche demeure, deux heures plus tard, le capitaine Deudermont ne prit pas le chemin qui menait à l’Esprit follet de la mer ; il s’engagea dans la sinistre rue Demi-Lune, dans le quartier le plus dangereux de Luskan, où était situé Le Coutelas. Il entra sans hésiter dans la taverne et s’installa sur une chaise à la première table libre. Il aperçut le colosse avant même d’être assis ; il s’agissait sans le moindre doute de Wulfgar, fils de Beornegar. Même s’il l’avait finalement assez peu connu, et qu’il ne l’avait pas revu depuis des années, il en était sûr. Cette taille hors normes, cette impression de puissance et ces yeux d’un bleu perçant le trahissaient. Certes, son regard était moins net, sa barbe mal entretenue et ses vêtements sales, mais c’était bien Wulfgar.

Quand son regard croisa brièvement celui du capitaine, le barbare se retourna sans donner le sentiment d’avoir reconnu ce client. Deudermont fut encore plus certain de son estimation quand il aperçut le splendide marteau de guerre, Crocs de l’égide, accroché dans le large dos de son propriétaire.

— Vous buvez quelque chose ou vous êtes venu pour vous battre ?

Deudermont se retourna et avisa une jeune femme, qui s’était approchée de sa table, un plateau à la main.

— Alors ? insista-t-elle.

— Pour me battre ? répéta le capitaine, sans comprendre.

— Vu la façon dont vous le regardez, répondit la serveuse, désignant Wulfgar. Beaucoup de clients viennent ici pour se battre et ils se font tous expulser. Mais à votre aise si vous voulez vous mesurer à lui et tant pis pour lui si vous le tuez et abandonnez son cadavre dans la rue.

— Je ne cherche pas la bagarre, assura Deudermont. Mais dites-moi ; comment s’appelle-t-il ?

La jeune femme poussa un grognement et secoua la tête, frustrée pour une raison qui échappait au capitaine.

— Wulfgar, répondit-elle. Il aurait mieux valu pour tout le monde qu’il ne mette jamais les pieds ici.

Sans lui demander s’il voulait commander une boisson, elle s’éloigna de Deudermont, qui ne s’en soucia pas plus longtemps et reposa les yeux sur Wulfgar. Comment avait-il échoué ici ? Pourquoi n’était-il pas mort ? Et où se trouvaient Drizzt et Catti-Brie ?

Il demeura patiemment assis à sa table, à observer la configuration des lieux tandis que les heures passaient, jusqu’à voir approcher l’aube ; les clients, à l’exception d’un avorton au bar et de lui-même, étaient tous partis.

— On ferme, finit par lui dire le barman.

Voyant que Deudermont ne répondait pas plus qu’il ne se levait, Wulfgar s’approcha de lui et, le dominant de toute sa taille, lui jeta un regard furieux.

— Tu peux sortir en marchant ou en volant, lui dit-il sur un ton bourru. À toi de choisir.

— Que de chemin tu as parcouru depuis ton combat face aux pirates, au sud de la Porte de Baldur, même si la direction que tu as choisie me laisse dubitatif, répondit le capitaine.

Wulfgar redressa la tête et examina cet inconnu de plus près. Son visage barbu donna l’impression, fugitive, d’avoir reconnu ce client.

— As-tu oublié notre périple vers le Sud ? insista Deudermont. Le combat contre Pinochet, le pirate, et le chariot enflammé ?

— Qui t’a parlé de ça ? s’étonna le géant, les yeux écarquillés.

— Qui m’en a parlé ? répéta Deudermont, qui n’en croyait pas ses oreilles. Eh bien, Wulfgar, tu as navigué sur mon vaisseau, un aller-retour à Memnon. Tes amis, Drizzt et Catti-Brie, ont de nouveau embarqué avec moi, il n’y a pas si longtemps, et ils te croyaient mort !

Wulfgar eut un mouvement de recul, comme frappé en plein visage. Ses yeux bleu clair laissèrent transparaître des émotions contradictoires, qui allaient de la nostalgie au déni. Il lui fallut un moment pour se remettre de ce choc.

— Vous faites erreur, mon brave, finit-il par répondre, ce qui surprit Deudermont. Concernant mon nom et mon passé. Il est temps de vous en aller, à présent.

— Mais Wulfgar…, commença à protester le capitaine, qui sursauta quand il aperçut, juste derrière lui, un autre homme, petit et à l’allure inquiétante, qu’il n’avait pas entendu approcher.

Wulfgar jeta un regard au nouveau venu, puis il fit un signe à l’adresse d’Arumn. Ce dernier, après un instant d’hésitation, sortit une bouteille du bar et la lança à Morik, qui l’attrapa sans difficulté.

— Marcher ou voler ? demanda encore Wulfgar à Deudermont.

Ce ton creux, non pas glacial mais complètement indifférent, choqua le capitaine, qui comprit que le videur passerait rapidement à l’acte s’il ne s’en allait pas immédiatement.

— L’Esprit follet de la mer est à quai pour encore au moins une semaine, dit-il en se levant, avant de se diriger vers la porte et poursuivre, sur un ton décidé. Tu y es le bienvenu, en tant qu’invité ou pour te joindre à l’équipage, car moi je n’ai pas oublié.

Cette promesse résonnait encore dans son sillage quand il quitta l’auberge.

— C’était qui ? demanda Morik à Wulfgar, quand Deudermont eut disparu dans la nuit sombre de Luskan.

— Un idiot, lui répondit son ami, incapable de dire autre chose.

Celui-ci se rendit ensuite au bar, où il s’empara sans se cacher d’une autre bouteille sur l’étagère. Sans se préoccuper davantage d’Arumn ou de Delly, le barbare, l’air maussade, quitta la taverne, flanqué de Morik.

 

* * *

 

Le capitaine Deudermont se lança dans la longue marche qui le mènerait jusqu’aux quais, plongé dans ses pensées au point de ne pas prêter attention aux lumières et bruits envahissants de la vie nocturne de Luskan – voix grasses et hésitantes sortant par les fenêtres ouvertes des tavernes, aboiements, murmures dans les recoins obscurs…

Wulfgar était donc vivant, dans une situation qu’il n’aurait toutefois jamais imaginée pour ce héros. Malgré sa proposition sincère de se joindre à l’équipage de l’Esprit follet de la mer, il devinait d’avance, d’après le comportement du barbare, que celui-ci ne l’accepterait jamais.

Comment Deudermont devait-il réagir ?

Il souhaitait aider Wulfgar, cependant son expérience de ce genre d’ennuis était suffisamment grande pour lui faire comprendre qu’il était impossible de porter secours à quelqu’un qui ne voulait pas qu’on l’aide.

— Vous seriez bien aimable de nous dire où vous vous rendez quand vous quittez l’un de vos dîners mondains, lui fut-il reproché en guise de salutation, alors qu’il approchait de son navire.

Il leva la tête et aperçut Robillard et Waillan Micanty, accoudés au bastingage.

— Vous ne devriez pas rester seul, le réprimanda ce dernier.

Deudermont chassa ce commentaire d’un geste de la main.

— Combien d’ennemis nous sommes-nous faits ces dernières années ? dit Robillard, sérieusement inquiet. Combien d’entre eux céderaient des sacs d’or pour la simple occasion de vous avoir ?

— C’est justement pour cette raison que je paie un magicien pour me protéger, répondit le capitaine, toujours aussi calme, en posant le pied sur la passerelle.

— Comment puis-je vous protéger si je ne sais même pas où vous êtes ? lâcha Robillard, agacé par l’absurdité de cette remarque.

Deudermont s’arrêta net et, un large sourire sur le visage, considéra son magicien.

— Si tu n’es pas capable de me localiser grâce à tes pouvoirs, comment puis-je espérer que tu repères ceux qui me veulent du mal ?

— C’est vrai, capitaine, intervint Waillan, alors que le teint de Robillard virait à l’écarlate. De nombreux bandits rêvent de vous rencontrer seul à seul dans la rue.

— Faut-il donc que je consigne tout l’équipage à bord ? répondit Deudermont. Personne ne quitterait le vaisseau, par crainte des représailles d’alliés des pirates ?

— Rares sont ceux qui quittent seuls l’Esprit follet de la mer, rappela Waillan.

— Et plus rares encore sont ceux qui sont suffisamment connus par les pirates pour leur servir de cibles ! enchaîna le magicien. Nos ennemis ne s’en prendraient pas à un homme d’équipage sans importance et aisément remplaçable. Agir de la sorte reviendrait à s’attirer la colère de Deudermont et des seigneurs d’Eauprofonde, néanmoins les risques pourraient être justifiés si cela débouchait sur une chance d’éliminer le capitaine de l’Esprit follet de la mer. (Il poussa un profond soupir et dévisagea le capitaine.) Vous ne devriez pas sortir seul !

— Je devais vérifier la présence d’un vieil ami, expliqua Deudermont.

— Un certain Wulfgar, peut-être ? s’enquit le perspicace magicien.

— C’est ce que je pensais, en tout cas, répondit Deudermont, amer, qui acheva de gravir la passerelle, passa entre les deux hommes et gagna ses quartiers sans un mot de plus.

 

* * *

 

Cet endroit, sorte de terrier où se rassemblaient les pires malfrats de Luskan, était trop petit et trop malfamé pour seulement porter un nom. On y trouvait principalement des marins, recherchés par des seigneurs ou des familles rendus furieux par d’atroces crimes commis, qui craignaient à juste titre de se faire arrêter ou assassiner s’ils arpentaient au vu de tous les rues des ports dans lesquels leurs bâtiments faisaient relâche. Ils se rendaient donc dans de tels lieux, des cabanes obscures situées non loin des quais, ce qui était bien pratique.

Morik le Rogue connaissait parfaitement cette zone car il avait débuté sa carrière dans la rue, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, en faisant le guet pour le compte du plus dangereux de ces établissements, qu’il ne fréquentait toutefois désormais plus autant. Il était en effet aujourd’hui considérablement respecté et craint – sans doute la sensation qui le ravissait le plus – dans des lieux plus civilisés. En revanche, il n’était ici qu’un voyou parmi tant d’autres, un petit voleur évoluant dans un nid d’assassins.

Le capitaine du célèbre Esprit follet de la mer ayant eu une conversation avec Wulfgar, son nouvel ami, il n’avait pas résisté, ce soir-là, à l’envie de retourner dans l’un de ces bouges.

— Quelle taille ? lui demanda le Requin, l’un des deux malfrats installés à sa table.

Le Requin était un vieux loup de mer grisonnant dont les joues roses étaient parsemées d’inégales touffes de barbe sale et à qui il manquait un œil. Les clients le surnommaient souvent le « Radin » car il était aussi vif avec sa vieille dague rouillée que lent à sortir sa bourse. Il tenait tant à son butin qu’il ne s’était même pas offert un cache-œil convenable. Le rebord noir de cette orbite vide semblait contempler Morik, en dessous du bandeau que le Requin s’était noué autour de la tête.

— Une tête et demie de plus que moi, répondit Morik. Peut-être deux.

Le Requin se tourna vers son compagnon pirate, un spécimen pour le moins exotique. Les cheveux noirs de cet homme étaient noués en une épaisse queue-de-cheval, tandis que son visage, son cou et la quasi-totalité de sa peau découverte étaient constellés de tatouages – ce qui représentait une surface non négligeable, étant donné qu’il ne portait qu’un kilt en peau de tigre. Le simple fait de suivre le regard du Requin sur ce pirate suffit à faire frissonner Morik, qui, s’il ignorait nombre de détails à propos du compagnon du Requin, avait eu vent de quantité de rumeurs au sujet de cet « homme », Tia-nicknick. Ce pirate n’était qu’un demi-humain, son autre moitié étant qullan, une race de féroces guerriers peu répandue.

— L’Esprit follet de la mer est à quai, fit remarquer le Requin.

Morik, qui avait aperçu le trois-mâts alors qu’il se rendait dans cette taverne, hocha la tête, avant de compléter sa description :

— Il porte une courte barbe, bien taillée.

— Il s’assied droit ? s’enquit le pirate tatoué.

Morik dévisagea Tia-nicknick sans comprendre.

— Est-ce qu’il se tient droit quand il est assis ? précisa le Requin, qui prit la pose correspondante. Est-ce qu’on dirait qu’il a une planche coincée entre les fesses et la gorge ?

— Droit et grand, répondit Morik en souriant.

Les deux pirates se consultèrent de nouveau du regard.

— Ça ressemble à Deudermont, dit le Requin. Ce chien. Je lâcherais une bourse d’or pour lui planter mon couteau dans la gorge. Il a fait couler beaucoup de mes amis et il nous a coûté cher.

Le pirate tatoué donna son accord en déposant sur la table une bourse de pièces pleine à craquer. Morik prit alors conscience que les conversations s’étaient subitement interrompues et que les regards étaient tous braqués sur les deux canailles et lui.

— Tu aimes bien être remarqué, Morik, non ? dit le Requin, qui désigna ensuite la bourse. Bon, elle est à toi, et dix autres suivront, j’imagine. (Il bondit soudain de sa chaise, qu’il envoya glisser plus loin.) Qu’en dites-vous, les gars ? Qui donnerait une pièce d’or, ou même dix, pour la tête de Deudermont, de l’Esprit follet de la mer ?

Une immense acclamation s’éleva dans ce trou à rats, suivie de nombreuses injures destinées à Deudermont et son équipage tueur de pirates.

Morik les entendit à peine, tant son attention était monopolisée par la bourse d’or. Deudermont était venu voir Wulfgar. Les bandits ici présents, et probablement encore une centaine d’autres, laisseraient quelques pièces supplémentaires. Deudermont connaissait bien Wulfgar et lui faisait confiance. Mille pièces d’or. Dix mille ? Morik et Wulfgar pouvaient facilement joindre Deudermont. L’esprit cupide du petit voleur se mit à envisager les possibilités.

L'Épine Dorsale du Monde
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